Soulignons d’abord qu’une belle anecdote ne l’est vraiment que quand elle franchit allégrement toutes les frontières pour susciter une cascade de rires à l’infini. Relatons donc celle-ci : un paysan du Maroc profond se rend au village proche, il rencontre un ami, l’expression égarée, l’air hagard, visage imberbe et tête glabre. Sans sa djellaba et sa besace. Étonné, ce premier lui demanda : « Mais que t’est-il arrivé ? » Le malheureux pousse un profond soupir en répondant : « C’est ce damné « quard »-singe- qui m’a dépouillé, m’a même rasé la barbe, la moustache et la tête sans savon, sans eau, avec juste sa salive. Oh, saloperie de macaque ! »
Quard, c’est un crédit. Quird, c’est un singe !
Certes, pour tout initié en langue arabe, il y a une sacrée différence entre quard et quird. Mais il faut être totalement étranger à la réalité marocaine pour ne pas comprendre que notre dialectal les confond allègrement. Que ce soit quard ou quird, il n’y a qu’un sens qui en découle : singe !
Quelle communication !
Si la communication a un sens, c’est d’abord la communion de sens et de perception entre locuteur et auditeur. Or, dans ce cas concret, le malentendu est total. Les conséquences de ce malentendu ne s’arrêtent pas là. Le mot singe, une fois intériorisé, ne renvoie plus uniquement à cet animal sympathique qui fait la joie de tout un chacun. Non, le singe dans la perception paysanne et même urbaine s’accompagne toujours de la dérision sarcastique ! Rappelons le proverbe marocain qui nous dit : « Il vend le singe et tourne en ridicule celui qui l’achète ! »
Dans ce contexte, qu’ offre le Crédit Agricole comme service ? Quel crédit «quard» accorde-t-il aux paysans, si ce n’est ce singe plaisantin, farceur et sarcastique ?
Ce singe qui ne tardera pas à les ridiculiser quand il s’agira de rembourser les sommes dues. En un mot, cette opération, n’est-elle pas un marché de dupes ? Si la roublardise paysanne est proverbiale, le Crédit Agricole est perçu par ce même paysan comme le roublard maître par excellence. Le paysan est donc convaincu que cette institution qui prétend lui tendre la main, aujourd’hui, ne le fait que pour le tourner en dérision le lendemain. La petite plus-value qu’il a pu engranger, après un dur labeur et l’angoisse d’une pluviométrie aléatoire, lui est injustement extorquée.

Singe usurier suceur de sang
Le taux d’intérêt trop élevé n’est pas pour arranger les choses. Pour le brave paysan, ce n’est ni « le taux d’intérêt » en français ni la « faïda » en arabe, c’est plutôt « l’mtirisse » : c’est-à-dire une opération d’une acrobatie satanique qui ne peut que conduire à la faillite matérielle et morale. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la vieille « riba » – Le prêt à usure – violemment proscrit par la religion.
Ainsi notre cher « quard » n’est plus seulement un singe, mais aussi un usurier suceur du sang paysan.
Le malentendu est immense. Aucune campagne d’explication n’est lancée pour clarifier les choses et dissiper tant de confusions. Les campagnes du Crédit Agricole sont conçues en un langage châtié, parlant de soutenir le paysan et de contribuer à l’aide au développement. Tout ceci est trop abstrait pour le paysan qui, avec son esprit pratique, ne retient que le concret. Et le concret, c’est ce calcul sordide, ce taux d’intérêt et cette échéance injustifiée : le tout est couronné de menaces de saisie et tout un tas de tracasseries en cas de difficulté de remboursement. Le concret, c’est ce damné singe qui rit aux éclats tout en tenant le paysan par la barbichette pour l’entraîner dans des labyrinthes qu’il n’a jamais prévus.
L’origine du malentendu
Dans cette confusion entre « quard » et « quird » s’exprime le regard lettré de la ville. Le regard condescendant à l’égard de la campagne « Laaroubia », le monde arriéré de la paysannerie et de la grossièreté. Pourquoi alors se creuser les méninges pour trouver un langage communicant. L’enjeu en vaut-il la chandelle ? Tout cela indique clairement le conflit séculaire entre campagne et ville, entre centre et périphérie. Un conflit toujours tapi dans l’inconscient, mais qui lui arrive de s’exprimer au grand jour en usant des termes et des images, qui en disent long sur la dualité de l’être marocain.
Le paysan n’est plus le fruste et grossier personnage de jadis. Grâce à son insertion dans un processus de revalorisation jointe à une démocratisation, on lui retrouve un charme particulier. Alors, le rire sarcastique du singe change de cible, il s’adresse désormais à l’institution Crédit Agricole, elle-même, qui parait ringarde et pétrie de préjugés d’un autre âge. Sacré singe va !
Le paysan, lui-même, s’est toujours moqué des gens de la ville en les qualifiant de « poules mouillées ». Mais voilà que la ville prend sa revanche par singe interposé. Les éclats de rire de celui-ci résonnent aux quatre coins de la campagne pour chambouler un rythme et mettre un terme à la fantasia et à la « Aïta ». Tout cela annonce, hélas, l’irruption d’une modernité sans âme avec juste une langue qui fourche !





